III

 

Les fiancés

 

Le capitaine des Requins de l’Atlantique s’était promis de repartir le lendemain ou le surlendemain, au plus tard, pour Anticosti.

Quinze jours après, il était encore à Halifax.

Nous le trouverons dans son cabinet de travail où il a fait dresser un lit.

Des émotions terribles ont vaincu cette constitution nerveuse que des muscles d’acier semblaient mouvoir.

Pâle, les yeux bistrés, il grelotte la fièvre, comme disent les bonnes gens d’Halifax.

Madame du Sault l’a prié et supplié de s’établir chez elle ; Emmeline a joint ses instances à celles de sa mère : le comte a refusé. Chaque jour, ces dames viennent le visiter et passer quelques heures avec lui.

Le patron du cutter a remplacé Samson dans son service auprès du commandant, mais il ne jouit pas des mêmes prérogatives que l’ancien domestique : la chambre à coucher du maître lui est formellement interdite.

On n’a pu le décider à mander un médecin : il se soigne lui-même.

Cependant, Emmeline l’a pressé de voir le docteur de sa famille ; car l’amour de la jeune fille a pris, au souffle des chagrins, l’ardeur d’une flamme dévorante qui l’embrase tout entière. Ce n’est pas assez, pour elle, de demeurer deux ou trois heures avec l’objet de son adoration, elle voudrait ne le pas quitter d’une minute et maudit les convenances sociales.

Néanmoins, après une crise des plus violentes, Arthur s’est remis ; il va mieux ; il se lève, se promène dans ses appartements, quoiqu’il ne sorte pas encore.

Comme Emmeline attend avec impatience l’heure où il pourra faire sa première sortie, tendrement penché à son bras !

Le mois de novembre a débarqué sur la côte américaine, avec sa cour voilée de brumes et de frimas.

Une après-midi, le comte Lancelot, enfoncé dans une bergère, le coude appuyé sur un des bras, la tête dans la main, réfléchissait profondément.

Sombres, cuisantes pensées que les siennes !

Depuis son départ, il n’avait reçu de Rapports ni d’Anticosti, ni du Caïman, qui devait, suivant son ordre, croiser à peu de distance d’Halifax.

Son domestique lui remit une lettre.

– Ah ! s’écria-t-il, en la décachetant vivement, du docteur Guérin ; je ne suis visible pour personne. Nicolas, si l’on me demande, tu feras attendre dans le parloir et tu me préviendras.

Et il lut :

 

« Novembre 1811

» Honoré commandant,

» Beaucoup de nouvelles ; pas bonnes nouvelles.

» Je commence par le plus important. Le Caïman, assailli par une tempête, en sortant de la baie, a été jeté à la côte. Nous avons pu sauver une partie de l’équipage, le reste a péri, et le magnifique navire, une des gloires de l’architecture navale, n’est plus. Sic transit gloria mundi.

» Ce n’est pas tout, mais je ne sais comment vous raconter l’autre événement. Car, après ce que vous avez fait pour moi, vous, et jadis votre digne compagnon, le capitaine Maurice ; après m’avoir arraché à une mort certaine, puisque j’étais condamné à être pendu pour avoir souffleté un major insolent, sur ce vaisseau anglais dont vous fîtes la capture, et où je servais comme aide depuis que les événements politiques m’avaient forcé à émigrer, après toutes vos bontés pour moi, je sais que je suis un grand coupable, et que je ne mérite pas même votre indulgence. Mais quel que soit le châtiment qu’il vous plaira de m’infliger, je le subirai avec courage et je montrerai à nos compagnons que l’obéissance aux chefs est la première des conditions nécessaires à ceux qui veulent faire triompher une cause.

» Honoré commandant, votre protégé, Bertrand du Sault, s’était rétabli. Il était alerte, ingambe, mangeait d’assez bon appétit, mais il riait peu, et mes efforts pour le distraire n’aboutissaient pas. J’en étais surpris, car comme dit un proverbe : mens sana ou jocosa in corpore sano. Il devait dissimuler quelque projet secret. Ma surveillance redoubla. Au lieu de deux gardes, j’en mis quatre.

» Mais, la semaine dernière, malgré toute ma sollicitude à son endroit, il disparut tout à coup... »

 

Le comte eut le frisson ; ses yeux papillotèrent, il secoua la tête pour écarter les nuages qui les obscurcissaient.

La lettre tremblait dans sa main comme une feuille de bouleau agitée par la bise.

Cependant il continua :

 

« ... Sur le bord de l’eau, nous retrouvâmes sa casquette d’enseigne et une canne dont il se servait habituellement. Nous crûmes que la marée les y avait poussés, et que le malheureux s’était noyé en tombant à la mer. Mais il n’en était rien... »

 

– Oh ! quel bonheur ! s’écria le capitaine, avec une expression de joie indicible.

 

« ... C’était une ruse pour nous mettre en défaut. Elle réussit d’abord ; car au lieu de lancer immédiatement quelques hommes à la poursuite du fugitif, je fis sonder la baie en tous sens. N’ayant rien trouvé, je commençai à avoir des soupçons de la vérité. Mais ce ne fut que le surlendemain de l’accident ! Et c’est là, commandant, une faute capitale que je ne me pardonnerai jamais... »

 

– Brave major ! je te la pardonnerai, moi ! murmura Lancelot.

 

« ... Alors, j’envoyai des hommes à cheval pour fouiller l’île ; et, naturellement, j’en jetai quelques-uns sur le chemin que vous avez fait ouvrir dans le bois, de la baie Prinsta à la baie à la Chaloupe. Je ne prévoyais que trop que si le jeune homme s’était enfui, il avait dû prendre ce chemin, attiré par les émanations féminines, muliebres emanationes. »

 

– Oh ! il a vu cette femme ! exclama Arthur en froissant la lettre en ses doigts crispés.

 

« ... Je ne m’étais pas trompé. Je les surpris ensemble. Ils faisaient leurs préparatifs pour une évasion, ne sachant où ils se trouvaient. Heureusement que c’est moi, moi seul, qui mis la main sur les amoureux au moment où ils s’y attendaient le moins. Je crus que cette coquine de miss Kate m’arracherait les yeux ! Il paraît, d’après ce que j’ai entendu de leur conversation, car c’est à l’ombre d’un buisson de cannebergier qu’ils cultivaient leur tendresse, il paraît, dis-je, que le jeune homme était arrivé la veille, en l’absence des femmes chargées de garder madame *** et sa jolie suivante. Je doute qu’il ait passé la nuit dans le bois. Leur dialogue était enivrant au possible, et la fenêtre de la jeune dame qui ouvre sur la baie, est bien basse !

« Enfin, commandant, il sait tout, tout. Elle lui a tout appris. Je croyais qu’elle ignorait ce que vous savez. Point. Elle en faisait des gorges chaudes avec lui... »

 

Le comte suspendit sa lecture. Des sensations poignantes lui torturaient le cœur et le cerveau. Tant de colère, de haine, de jalousie, s’étaient amassées sur son visage, qu’il eût effrayé qui l’aurait contemplé à ce moment.

Et son corps frémissait, ses dents crissaient.

Au bout de quelques minutes, il put achever.

 

« ... Lui, cependant, riait peu. Il était pensif, mélancolique. Je doute qu’il l’aime beaucoup. Qu’ajouterai-je ? Ils ont été pris, les deux tourtereaux. On les a remis en cage : elle, dans sa maison ; lui, dans la sienne. Des hommes sûrs ont sans cesse l’œil sur eux. Et, en attendant vos ordres, ils ne sortent que trois heures par jour, entre leurs gardiens. Deux femmes couchent dans la même chambre que madame ***, et moi-même je me suis installé dans la maison de notre fugitif. Sa santé est parfaite. Mais, je ne vous cacherai pas qu’il est sombre, et qu’une prompte décision à son égard me semble indispensable, si nous ne voulons pas qu’il attente à ses jours.

» Voilà, commandant : j’ai été coupable de négligence, j’attends ma punition.

» Les réparations du Requin avancent, bientôt il pourra reprendre la mer.

» En général, les hommes se portent bien. Les blessés de septembre sont guéris pour la plupart.

» Je suis, honoré commandant, votre tout dévoué et repentant serviteur,

» E. Guérin. »

 

Ayant fini, Arthur Lancelot tomba dans une profonde rêverie. Son cœur battait avec force ; son visage blêmissait ou devenait rouge comme le feu, et ses yeux étaient ou atones, ou hagards, ou embrasés par des éclairs fulgurants.

De ses lèvres jaillirent souvent les noms de Bertrand et de madame Stevenson.

– C’en est fait ! s’écria-t-il enfin ; je renonce à cette carrière de crimes. Je partirai dès demain. Charles prendra, s’il le veut, le commandement des Requins... Assez d’aventures ! Maintenant, je veux le repos, le bonheur... Je suis riche, immensément riche. Nous fréterons un bâtiment, et nous irons cacher notre félicité dans quelque coin de la terre... loin du reste des hommes !

Il prit une feuille de papier et écrivit, en chiffres, un billet au secrétaire particulier de sir George Prévost.

La nuit était venue. Il pleuvait à torrents.

– Commandant, dit le domestique, après avoir porté le billet, il y a toujours au coin de la rue ce capitaine Irving, qui guette. Si vous vouliez, je vous en débarrasserais...

– Non ; laisse-le guetter.

Le domestique sortit, mais peu après il rentra dans le cabinet :

– Mademoiselle du Sault est en bas, dit-il.

– Mademoiselle du Sault, à cette heure, par un temps...

– Elle est seule, dit le patron du Wish-on-Wish.

– Fais-la monter.

Emmeline arriva fort essoufflée et mouillée.

Elle s’élança vers Lancelot qui l’embrassa affectueusement.

– Comment se fait-il ?

– Oh ! s’écria la jeune fille. Partez, partez bien vite, mon ami. Arthur, sauvez-vous ! On va venir vous prendre... Vous ne savez ? Ils disent que vous faites partie de la bande des pirates... ils l’assurent... Ils ont obtenu un mandat d’amener... Demain matin, ils doivent le mettre à exécution... C’est un ami de la maison qui nous a prévenues... Partez, Arthur, ne différez pas d’un instant... Soyez un pirate, si vous voulez... Je vous aime... je vous adore... Je n’aurai jamais d’autre mari que vous... Non, jamais... Je le jure sur la mémoire de mon père qui nous a fiancés... Partez, Arthur, vous m’emmènerez... Dis que tu m’emmèneras ?... Dis-le, mon bon Arthur ?

Elle avait glissé aux genoux du comte, et ses beaux yeux, noyés de larmes, mendiaient une réponse affirmative.

La tête penchée sur la poitrine, sa main indifféremment abandonnée dans la main droite, chaude et frémissante de la jeune fille, Lancelot réfléchissait.

– Mais qu’avez-vous donc ? Vous ne me répondez pas, Arthur ? reprit-elle, étonnée de son silence glacial.

Et, craignant que la découverte qu’elle avait faite ne l’eût indisposé contre elle, elle continua d’un ton passionné :

– Puisque je vous dis, Arthur, que je vous aime, quoi que vous soyez et quoi que vous décidiez pour moi ! puisque je vous fais le serment de n’être jamais à un autre qu’à vous ; puisque je serai heureuse de partager votre bonne ou mauvaise fortune, et que, quand même vous seriez un de ces Requins de l’Atlantique, – sa voix devint profonde, caverneuse, – qui ont fait périr mon pauvre Bertrand...

– Arrêtez ! arrêtez ! Emmeline, interrompit le comte ; Bertrand n’est pas mort ! En voici la preuve !

Et il lui montra les passages de la lettre du major Guérin, où il était question de la santé de son frère.

Puis, comme les regards de la jeune fille, regards mêlés d’étonnement et d’effroi, lui demandaient : « Mais qui êtes-vous donc ? » il se leva, la prit par le bras, et, ouvrant la porte de sa chambre à coucher :

– Vous allez le savoir, lui dit-il.

La surprise de la jeune fille redoubla en mettant le pied dans cette chambre, où chaque chose protestait contre le séjour ordinaire d’un capitaine de forbans.

Meublée avec une luxueuse élégance et tendue en soie rose, semée de petits bouquets de myosotis, elle avait cette grâce, ce parfum, ce je ne sais quoi qui se trahit dans toutes les choses de la femme. Du reste, on y remarquait un piano, une guitare, une petite table à ouvrage et un métier à tapisserie. Contre un chevalet, une peinture ébauchée représentait une scène champêtre. La cheminée était couverte de bijoux ; une broderie commencée traînait sur un fauteuil. Sur le lit, fort étroit, – lit de pensionnaire pour les proportions, – mais richement garni, un peignoir en fine batiste avait été jeté avec négligence. Ce n’était assurément point la chambre à coucher d’un homme.

Quand ils furent entrés, Lancelot ferma la porte.

Ce qu’il dit à Emmeline nul ne le sut ; mais en sortant, au bout d’une heure, la jeune fille, défigurée, avait l’aspect d’un cadavre.

Elle pouvait à peine se soutenir.

– Vous nous rendrez Bertrand, balbutia-t-elle, et je prierai Dieu de vous absoudre... Ah ! vous nous avez fait bien du mal...

– Vous avez ma parole, répondit le capitaine.

Il descendit avec elle, pour la conduire à la villa du Sault.

– Je vais faire atteler, dit-il, en entendant la pluie qui tombait toujours à torrents.

– Non, non, s’opposa Emmeline. Donnez-moi votre bras, j’ai besoin de marcher... Prenez seulement un parapluie...

Lancelot ouvrit la porte extérieure. Emmeline passa la première, en déployant son parapluie.

– Il vaudrait mieux monter en voiture, dit-il à haute voix, en remarquant combien la nuit était sombre.

– Ah ! enfin, je vous tiens ! cria à cet instant une voix furibonde sur l’escalier.

– Au secours ! au secours ! Je me meurs ! proféra Emmeline !

Et elle tomba sur les marches.

Lancelot distingua la silhouette d’un homme qui fuyait à toutes jambes vers l’autre extrémité de la rue.

– Le capitaine Irving ! murmura-t-il ; le misérable s’est trompé. Il a pris cette malheureuse enfant pour moi !

Il releva Emmeline, la porta dans le vestibule, qui fut aussitôt inondé de sang.

Un coup de couteau lui avait traversé le cœur ; déjà elle était morte.

Lancelot dit au patron du Wish-on-Wish :

– Ensevelis ce corps dans une malle, et tu le porteras à la villa du Sault. Tu le déposeras devant la grille.

– Oui, capitaine, répondit le marin.

Le comte remonta dans son cabinet et écrivit :

 

« Madame,

» Votre fille Emmeline a été tuée, ce soir, par le capitaine Irving, en sortant de chez moi. Elle était venue m’avertir qu’on devait m’arrêter. En la frappant le capitaine Irving croyait me frapper.

»  Arthur Lancelot,

» Commandant des Requins de l’Atlantique. »

 

Et il mit sur l’adresse :

 

Madame

Madame veuve du Sault,

En ville.

 

Cette lettre fut jetée à la poste. Le domestique du Wish-on-Wish accomplit sa funèbre mission.

– Maintenant, Nicolas, lui dit le comte, place dans toutes les chambres, sauf celle où je serai, un des barils d’essence et de vitriol qui sont dans la cave, et va prévenir le secrétaire du gouverneur qu’il faut se rendre au quai du Roi, à l’instant. – La chaloupe y est-elle ?

– Oui, capitaine ; elle y est chaque nuit depuis votre arrivée.

– C’est bien. Va ! tu me rejoindras au quai.

Le comte Arthur Lancelot rentra dans sa chambre à coucher ; l’embrassa d’un regard douloureux, mais sec, brûlant.

Il ne pouvait pleurer !

– Tout est fini ! bien fini ! s’écria-t-il après une longue méditation. Ma détermination est irrévocable. Mais le contempler encore une fois, rien qu’une ! Une seule fois l’avoir dans mes bras, palpiter sous ses caresses, et puis, mourir après !... oui, mourir après ! répéta-t-il à voix basse en passant dans le cabinet.

Un baril était posé au milieu. Il décrocha une hache, enfonça ce baril, d’où s’échappèrent des flots de liquide. De même fit-il dans chacune des chambres ; ensuite il ouvrit un placard du premier étage, le placard était rempli de matières inflammables. Il prit une boîte de poudre, la répandit dans la pièce de manière à ce que la traînée communiquât, d’un côté, avec le placard, de l’autre à une mèche. Il mit le feu à cette mèche.

Ensuite, il sortit de la maison en fermant la porte à double tour.

 

Aux clartés lugubres d’un effroyable incendie, qui dévora toute la rue de la Douane, Arthur Lancelot, commandant des Requins de l’Atlantique, et Charles Lancelot, son prétendu cousin, le perfide secrétaire du gouverneur de la Nouvelle-Écosse, quittèrent Halifax sur la cutter Wish-on-Wish.